Le 1Bis, une innovation sociale et une oraison funèbre…

Contexte Belgique

Certains vibrent (à défaut d’y croire) à quelques phantasmes: la théorie du ruissellement, la cinquième colonne, le « grand remplacement », le chômage-mère de tous les vices, les « classes dangereuses », « l’amour du risque (entrepreneurial s’entend) », l’exacerbation de la « responsabilité individuelle »… Ils vivent encore dans le 19e siècle, en matière de conception du monde et des relations sociales (pour autant que ce terme ait un autre sens pour elle que les relations qui se jouent dans les Conseils d’administration).

La propension des partis à promouvoir l’entrepreneuriat dans sa forme d’entreprise individuelle (régime indépendant) repose sur deux aprioris corollaires de certains de ces phantasmes:

  • il convient de renforcer la place de la responsabilité individuelle,
  • le salariat quand il ne vise pas la sujétion du travailleur n’est plus nécessaire: il est autrement plus profitable de faire jouer la concurrence entre une multitude d’entrepreneurs individuels, en agrégeant les résultats de leur travail « micronisé » plutôt qu’en organisant péniblement leurs forces de travail au sein de l’entreprise.

Le tout en surfant parfois allègrement sur l’appétence bien compréhensible des travailleurs à l’autonomie et à une forme de flexibilité entre travail et vie privée.

Et pourtant, à l’initiative du PS et du SP (soutenus par Ecolo-Groen), en 2002, le législateur innove formidablement, en matière de protection sociale, sur cette question de l’indépendance du travail et du travailleur… mais pas de sa rémunération, dans le secteur limité cependant de la création, de l’interprétation, de l’exécution des œuvres artistiques.

Dans la loi du 27 juin 1969 concernant la sécurité sociale des travailleurs, un article 1er bis (dans la partie consacrée au « champ d’application »), est inséré – dont voici l’essentiel:

« La présente loi est également applicable aux personnes qui, sans être liées par un contrat de travail, fournissent des prestations artistiques et/ou produisent des oeuvres artistiques contre paiement d’une rémunération pour le compte du donneur d’ordre, personne physique ou morale […].

La personne physique ou morale de qui la personne qui fournit la prestation artistique ou qui produit l’oeuvre artistique reçoit la rémunération est considérée comme étant l’employeur. »

Quelle que soit la nature de la relation de travail (employeur-employé ou client-fournisseur), la rémunération de la prestation artistiques est soumise à la sécurité sociale des travailleurs, et bénéficiera de tous les droits sociaux pouvant découler de la rémunération de ses prestations artistiques, et dans le cas d’une relation client-fournisseur, le client, le « donneur d’ordre » sera considéré comme l’employeur au sens du droit social (et non du droit du travail, d’ailleurs): tenu aux déclaratifs/documents sociaux divers et au paiement des cotisations sociales et du précompte professionnel.

Cette présomption est réfragable si le travailleur lui-même apporte la preuve que ses prestations artistiques « ne sont pas fournies dans des conditions socio-économiques similaires à celles dans lesquelles se trouve un travailleur par rapport à son employeur« . C’est le travailleur et lui seul qui peut renverser la présomption d’assujettissement à la sécurité sociale des travailleurs.

Afin de consolider le statut de celles et ceux qui revendiquent le statut d’indépendant, cette loi de 2002 institue une commission notamment chargée…

« … de délivrer sur requête de l’artiste, une déclaration d’indépendant dans les conditions et selon les modalités fixées par arrêté royal délibéré en Conseil des ministres. »

L’artiste doit alors apporter tous les éléments probants en regard d’une dizaine de critères, que la Commission évaluera pour attribuer ou non cette déclaration d’indépendant, parmi lesquels on relèvera:

« 2° D’une analyse de la comptabilité ou des copies de factures pertinentes et/ou d’une liste de débiteurs, il ressort que l’activité artistique indépendante lui permet de se procurer un revenu vital;
3° L’intéressé travaille avec différents commanditaires;
4° L’intéressé a des revenus produits par d’autres activités professionnelles; […] »

Bref, impossible de devenir indépendant sans prouver non seulement qu’on l’est réellement (et pas seulement par défaut, par exemple dans l’impossibilité d’identifier avec certitude un employeur au sens habituel du terme), mais également que l’on est en mesure d’assumer socioéconomiquement ce régime tout en se procurant un « revenu vital ».

On est très loin de la chair à canon indépendante que l’on promeut, en envoyant au casse-pipe pléthore de travailleurs·euses dans un régime qui les broiera inévitablement, à moins qu’iels ne cèdent au « travail au noir »…

Car c’est de cela qu’il s’agit: la protection des travailleurs dans un environnement (le marché) qu’ils subissent, avec leur mise en concurrence féroce, statut contre statut, où l’on prétexte une forme d’harmonisation entre ces statuts (de salariés, d’indépendants) pour raboter l’un (celui de la protection sociale des salariés) sans réellement améliorer l’autre, afin de laisser place à des mécanismes assurantiels privés – à qui pourra les payer (les autres ne seront que taillables et corvéables à merci, devant justifier à chaque instant du peu de protection qu’on leur consentira encore).

De cette innovation sociale (l’article 1bis de la loi de 1969 sur la sécurité sociale), nous tirons 3 propositions centrales:

  1. la sécurité sociale des travailleurs est par défaut le régime général de sécurité sociale, qui s’impose à toutes et tous (travailleurs·euses et clients/donneurs d’ordre/employeurs) quand il y a subordination, mais aussi quand la relation de travail est ambiguë, et surtout quand le·la travailleur·euse n’est tout simplement pas en mesure d’assumer socioéconomiquement le statut d’indépendant;
  2. le statut d’indépendant est (devrait être) une exception à ce régime général;
  3. il est (il était, il devrait être) possible pour chaque travailleur·euse d’assujettir au régime général de la sécurité social des revenus (découlant) du travail qui ne sont pas directement issus d’une relation de subordination.

Ce 1bis dont nous faisons l’éloge est de loin l’innovation sociale la plus créatrice de valeurs depuis 25 ans, bien au-delà de la prolifération des mesures visant à désocialiser (en tout ou partiellement) les revenus du travail (flexi-job, travail dit « collaboratif », etc.) ou à recréer une ixième fois des formes de « contrats subventionnés » qui – on peut en prendre le pari sans risques – n’auront rien de structurant.

Et l’on voit combien cette innovation pouvait concerner bien des personnes hors contexte de « l’art ».

La présente loi est également applicable aux personnes qui, sans être liées par un contrat de travail, fournissent des prestations contre paiement d’une rémunération pour le compte du donneur d’ordre, personne physique ou morale et qui ne peuvent prouver qu’elles les fournissent dans une relation commerciale similaire à celle qui existe entre un client et un fournisseur en entreprise individuelle, répondant à des critères de viabilité économique et sociale, qui sont évalués par une Commission qui tiendra compte des indicateurs suivants, etc.

Ainsi énoncée, la loi de 2002 aurait pu devenir un véritable instrument de protection de ce que l’on pourrait appeler « l’auto-entrepreneuriat », à la belge et non pas « à la française ». Certes, ça ne réglait ni l’absence du droit du travail dans ces formes de relations, ni la question du délitement possible du contrat de travail au profit de ces formes (délitement souvent annoncé, jamais réellement observé: tant qu’une entreprise a besoin d’une force de travail « à disposition », la subordination est inévitable et consécutivement le contrat de travail). Mais on encadrait de façon responsable et solidaire (la sécurité sociale des travailleurs) nombre de formes atypiques de relation de travail et de modèles économiques soi-disant « autonomes », le plus souvent façonnés par le marché, plutôt que librement choisi par le travailleur.

Malheureusement il faut en faire maintenant l’oraison funèbre.

Cette loi exceptionnelle fut bridée en 2014: cette présomption ne valait plus que pour les détenteurs d’un « Visa Artiste » délivré par la Commission susmentionnée. Première limitation à une population filtrée par une Commission administrative.

Et en 2022, le législateur, sous la responsabilité de deux ministres (du PS et de Vooruit, anciennement SP, les mêmes qui avaient innové en 2002), détricotent complétement le dispositif: la présomption est renversée: par défaut, il s’agira en l’absence d’un contrat de travail et pour une population toujours plus strictement filtrée (cette fois, par une « Attestation des Arts »), de revenus d’indépendant (et donc avec à la clef l’enregistrement à la BCE, à la TVA et à un secrétariat social pour indépendant), à moins que le·la travailleur·euse n’opte explicitement à chaque engagement « sans subordination » pour l’assujettissement à la sécurité sociale des travailleurs. Autant dire que les négociations entre « donneur d’ordre et travailleur » tourneront toujours en défaveur du travailleur: peu de ces « donneur d’ordre » ont une appétence pour le coût et le travail qui leur incombent quand ils doivent « jouer à l’employeur » alors que rien ne les y oblige.

Bien entendu les dispositions relatives à la déclaration d’indépendant (devenir indépendant, oui, mais sous condition de viabilité) sont abrogées. L’on supprime le filtre à l’entrée du régime indépendant: plus de condition de viabilité…

Ni en 2014, ni en 2022, les partenaires sociaux non plus que le « terrain » ne se sont élevés contre cette dégradation insensée de la protection des travailleurs, quand bien même limitée à un secteur (artistique).

Et l’innovation sociale semble une ombre: en matière de rose, francophone ou néerlandophone, comme le murmure Malherbe…

… elle était au monde où les plus belles choses
Ont le pire destin;
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

 

 

9 réponses sur « Le 1Bis, une innovation sociale et une oraison funèbre… »

le donneur d’ordre qui assume l’obligation de l’employeur étant Smart et chaque contrat sous 1bis attestant que les deux parties optent pour ce type de contrat sans lien de subordination, assujetti à l’ONSS, je vois pas bien où se présente le problème …

Pour tout dire, moi non plus, je ne vois pas où est le problème sauf s’il s’agit d’une impossibilité (non volonté) de vérifier que l’utilisateur du 1 bis possède bien une attestation du travail des arts (ex visa artiste qui a été automatiquement convertie, pour ceux qui l’avaient déjà, en attestation ce 1er janvier).

Aucune procédure dans les flux automatisés vers l’ONSS notamment non plus que sur le formulaire C4 (actuellement) ne permet au travailleur de déclarer qu’il a choisi volontairement et expressément (opt-in) le 1bis … (et non le régime indépendant), et c’est maintenant une obligation légale (alors que c’était la présomption par défaut avant la réforme).

Par contre, Smart assumant parfaitement son rôle d’employeur au sens plein (et non au sens du 1bis), je ne vois pas où serait le problème de passer du 1bis vers le contrat de travail. Ce qui fait que cette question (le 1bis chez Smart) est en fait un non-sujet.

Sinon sous un angle politique – ce qu’essaie de développer l’article (et moins d’ailleurs le 1bis que la question du régime indépendant pour celles et ceux qui y seront poussé.e.s, alors que ce régime n’est pas viable pour elles.eux).
Enfin, Smart suspend le 1bis: elle se garde la possibilité d’y revenir si l’intérêt de cette forme d’engagement est à nouveau avéré, s’il y a de la demande, si la régulation de ce 1bis par l’ONEM/l’ONSS est consolidée/explicitée.

Bon, on va interpeller là dessus cette fois (ils ont maintenant l’habitude …) l’ONSS, l’Onem, et même … l’Inasti sur le sujet, puisque plus on sera de fous plus on rira.
Maintenant je ne comprends toujours pas pourquoi la mention sur le contrat ne suffirait pas et qu’il faut y ajouter trois cumulets et deux poiriers pour certifier son choix.

On ne sait pas à ce jour comment communiquer dans les flux automatisés cette donnée (l’opt-in explicite du travailleur) , ni (tjrs dans les flux de l’employeur) la méthode de vérification de l’ATA (son attribution est aujourd’hui informatisée côté SPF emploi) … En outre il n’est pas possible pour nous de gérer à la main ce check des ATA (probablement 2 à 3.000 personnes chez nous) et développer l’interface informatique nécessite que l’on connaisse un poil des variables qu’il faudra peut-être communiquer à l’ONSS en la matière (par exemple les ATA sont-elles pourvues d’un numéro d’identification : ce serait plus simple de l’utiliser que devoir uploader un scan d’un document papier qui sera selon le soin que l’on y met plus ou moins lisible …). Sur certains sujet, et parfois non des moindres, nous nous heurtons comme beaucoup à un silence tenace de l’ONSS et de l’ONEM, malgré nos relances. En attendant, du fait de ce renversement de présomption (indépendant désormais au lieu de salarié), on ne prend aucun risque (et le contrat de travail ne change absolument rien à la paie, à salaire constant). Je tiens à préciser que ce risque est celui du travailleur : un travailleur 1bis requalifié en indépendant, ça n’aura aucun impact négatif côté Smart.

Pour info : L’Onss et l’Onem ont accès à l’ATA. Chaque ATA porte un numéro de référence et une date de validité. Le TDA pourrait par exemple à terme indiquer sur le site smart son numéro d’ATA et la date de validité la première fois qu’il utilise le 1 bis en 2024 , ce qui lui autoriserait l’accès au 1bis. Le tour serait joué. Du côté Onss Onem et cie, ils ont accès à ces informations et peuvent donc vérifier que le,la travailleur.euse des arts est en ordre au niveau de l’ATA. Le Scan papier n’est pas vraiment nécessaire. Le numéro d’ATA est lié au numéro national. Le TDA qui dispose de l’ATA ne court pas le risque en faisant du 1 bis de se faire requalifier comme travailleur indépendant. L’Onem et l’Onss peuvent effectuer tous les contrôles qu’ils estiment nécessaires rien qu’avec le numéro national.

Une solution temporaire pouvant être mise en place rapidement consisterait à revenir à l’ancien système d’encodage : une case à cocher comme par le passé mentionnant qu’il faut être en possession d’une ATA valide pour faire du 1bis. On peut imaginer que les TDA sont assez responsables pour lire ce genre d’instructions avant d’encoder un contrat. Cela ne demanderait pas beaucoup de moyens techniques, juste une modification de texte de interface.

Bonjour, le fait d’arrêter l’utilisation des contrats 1bis unilatéralement, sans aucun préavis, sans aucune consultation des coopérateurs l’utilisant (visiblement 2 à 3000 personnes d’après ce que vous dites sur ce blog) rentre-il dans l’application éthique des valeurs de la compagnie ? Visiblement les différents gestionnaires de projet que j’ai eu en ligne ont peur de communiquer et n’ont même pas été consultés ? Les 6,5% prélevés sur les cachets ont servi entre autres à financer des filiales à l’étranger. Maintenant Smart empêche 3000 coopérateurs de recourir au 1 bis. Le mépris des artistes fait-il partie des nouvelles valeurs de la coopérative ? (Si on peut encore appeler ça une coopérative) ? Comment votre comité éthique justifie-il une telle décision ?

Voici un très bon article article qui donne matière à réflexion sur ce qui est en train de se passer : https://abdil.be/Actualites/article/smart-societe-qui-meprise-les-artistes »

J’attends de vous en tant que adhérent smart depuis plus de 20 ans une réaction et annulation immédiate de cette décision anti-démocratique! Vous voulez qu’on se retrouve sous les ponts ? Dimitri Delvaux.

Merci beaucoup pour ton excellente intervention Dimitri
Complètement d’accord avec toi
Maintenant, comment faire pour que la smart fasse rapidement marche arrière ?
C’est clair que si elle ne le fait pas, on va devoir aller voir ailleurs, avec le sentiment d’avoir été floués.

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