Anne-Laure Desgris et Maxime Dechesne, co-administrateurs délégués de Smart, réagissent à la publication en France du rapport de M. Frouin sur les travailleurs de plateformes.
En 1852, Napoléon III, fort de ses pleins pouvoirs dictatoriaux et affichant un philanthropisme de bon ton, décida que les mutuelles étaient utiles à la condition ouvrière. En même temps que s’exerçait une terrible répression et que disparaissaient les libertés d’opinion et d’expression, le pouvoir impérial créait les mutuelles « approuvées » : efficaces, dotées, avantagées, administrées au cordeau, et dont le Président était directement choisi et nommé… par l’Empereur lui-même ou l’un de ses préfets !
Les caisses de secours mutuelles s’étaient patiemment construites à l’initiative et sous le contrôle des ouvriers, en tant qu’outils d’émancipation qui leur servaient notamment à subsister lors des mouvements de grève ; elles venaient d’être avalées, digérées, recrachées par le pouvoir bourgeois et autoritaire du Second Empire pour devenir les auxiliaires d’un contrôle social et moral des travailleurs les plus pauvres. Dans les décennies qui suivirent, les mutuelles se développèrent considérablement sous le regard bienveillant du pouvoir et des industriels ; quant à l’idée même de Mutualité, et son inscription dans le mouvement social, elle ne devait jamais tout à fait s’en remettre…
Jean-Yves Frouin vient de rendre son rapport de mission sur les travailleurs de plateformes. Il préconise notamment l’inscription de ceux-ci dans des coopératives d’activités et d’emploi, afin que ces dernières agissent en « tiers employeurs » et assument les obligations qu’on ne saurait faire peser sur ces formidables créateurs d’emplois que sont Uber et Deliveroo. Pour les coopératives d’activités et d’emploi, qui ont longtemps été seules à dénoncer la promotion de l’entrepreneuriat individuel comme méthode de détricotage du droit du travail, ce nouvel intérêt pour leur modèle a le goût amer d’une décision du pouvoir impérial. Ce qui pourrait être une chance pour le secteur coopératif ressemble à une calamité pour le projet et l’idée même de coopération.
Retour en arrière : en janvier dernier, le Premier ministre avait confié à Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, la mission d’explorer les modalités de construction d’un cadre permettant la représentation des travailleurs de plateformes numériques. Au-delà de l’obligation légale de définir ce cadre, posée par la loi LOM (loi d’orientation des mobilités), le travail de la mission Frouin aurait pu être l’occasion d’une réflexion sur les évolutions du rapport au travail. Et voici qu’au milieu de diverses recommandations, dont certaines plutôt sensées, apparait cette préconisation : rendre obligatoire l’adhésion des travailleurs de plateformes à des « tiers interface », notamment coopératifs. Autrement dit, assigner à des coopératives le devoir de se transformer en prestataires de services, en concurrence avec les sociétés de portage salarial, pour fournir aux plateformes prédatrices la possibilité de se décharger de leurs responsabilités d’employeurs (et ainsi ne pas freiner leur développement !).
Cette idée est dans l’air depuis près de deux ans. Le monde de la coopération l’a presqu’unanimement dénoncée, pointant que les véritables problèmes des travailleurs de plateformes ne seraient aucunement résolus par une modification de leur statut social. Les enjeux résident avant tout dans la régulation des plateformes elles-mêmes, et dans le tarif qu’elles imposent à leurs travailleurs ! Mais, en France, que pèse la voix des acteur·trices face à l’omniscience du pouvoir ? Voilà donc la coopération érigée en auxiliaire d’Uber par des personnes qui ne l’ont jamais pratiquée, n’en connaissent pas les principes, et n’en imaginent même pas les exigences.
La situation est d’une suprême ironie quand on sait le sort que l’Etat vient de faire, ces dernières semaines, à la coopérative La Nouvelle Aventure, qui fait partie de l’ensemble coopératif Smart. La Nouvelle Aventure était une coopérative de production de spectacle vivant. Ses membres étaient des artistes et technicien·nes, toutes intermittents du spectacle qui, au travers de La Nouvelle Aventure, s’étaient doté·es d’un puissant outil de production en commun de leurs créations artistiques. En septembre, l’Etat, via le Ministère du Travail et Pôle Emploi, a décidé unilatéralement et avec une violence inouïe que ce modèle n’était plus valide – alors qu’il l’avait été pendant dix ans ! Le recommandé désinvolte qui a été envoyé individuellement à 4000 salarié·es de La Nouvelle Aventure prévenait simplement ces derniers qu’ils ne pourraient désormais plus travailler au travers de leur coopérative et qu’ils avaient un mois pour trouver un autre cadre d’exercice de leur métier. Le tort de La Nouvelle Aventure, selon l’administration : constituer un tiers faisant obstacle entre le travailleur et son donneur d’ordres ! Si la situation n’était pas si tragique, il y aurait de quoi rire : le même argument sert donc concomitamment à la mission Frouin pour promouvoir et rendre obligatoire un type d’entreprises coopératives dont Smart est la plus importante incarnation, en même temps qu’il est utilisé par le Gouvernement pour tuer les activités de cette même coopérative et de ses coopérateurs·trices !
M. Frouin, Mme Borne, M. le directeur de Pôle Emploi : vous ne pouvez pas en même temps être admiratifs du travail de Smart à l’égard des livreurs à vélo, et être les fossoyeurs de son travail à l’égard des intermittents ! Apprenez d’abord que, dans un cas comme dans l’autre, Smart n’est pas un « tiers » comme vous vous acharnez à le prétendre car, comme toute coopérative, elle est d’abord la personne morale collective de ses sociétaires. Apprenez aussi que les CAE existent pour permettre à leurs membres de tisser un rapport autonome à leur travail, au-delà de l’alternative entre indépendance et subordination, et non pour faire croire que leur exploitation par les plateformes est une auto-exploitation collective, joyeuse et consentie ! Si vous avez un réel intérêt pour le modèle coopératif – et vous devriez en avoir un, tant il est fécond pour penser l’avenir de nos sociétés – alors, s’il vous plait, soutenez-le vraiment au lieu de vouloir l’instrumentaliser ! En lançant un grand plan de développement de plateformes coopératives, alternatives aux plateformes prédatrices, par exemple ; ou en arrêtant de flinguer les coopératives déjà existantes…
La coopération n’est pas un modèle économique. Elle n’est pas un simple statut juridique. Elle est un projet politique. Ce projet politique ne consiste pas à composer avec les plateformes prédatrices afin de leur procurer un alibi à moindre frais : il consiste à les combattre ! Ce projet n’est pas l’auxiliaire de la bonapartisation de nos démocraties : il en est le seul avenir désirable.
2 réponses sur « Promouvoir n’est pas instrumentaliser »
Bravo pour l’article. La « bataille » des idées et de l’éducation à des modèles coopératifs complets est en cours ! Ceci oblige nos coopératives à plus de pédagogie vers les services de l’état mais aussi vers les syndicats professionnels et de salariés
Merci pour ce rappel aussi pertinent que crucial pour l’avenir de notre société. Ayant exercé et partagé mes compétences artistiques et professionnelles au sein de plusieurs compagnies associatives, et également au sein de coopérative de La nouvelle aventure, je peux témoigner à quel point cette expérience du travail coopératif est enrichissante pour les métiers de ma profession. Je sais aussi à quel point n’importe quel fonctionnement ne sera jamais parfait, et celui de Smart n’y fait pas exception.
En revanche, la force de Smart est justement de faire vivre des outils et des moyens permettant aux membres d’apporter leurs réflexions pour alimenter une amélioration permanente du fonctionnement interne de cette structure, selon les besoins du moment et les volontés d’avenir de ceux qui la composent. Évolution naturellement cantonnée aux contraintes matérielles et aux cadres législatifs.
Le partage de nos compétences se fait par la mutualisation de nos forces et moyens. Cela est rendu réellement possible par l’absence de redistribution de dividendes au près des sociétaires qui n’ont donc aucun autre intérêt possible que celui du bien commun de la structure, et de son épanouissement (pour elle-même et directement les membres qui la composent).
C’est une bonne chose que l’État puisse reconnaître l’intérêt de ces coopératives et les aider à se développer. Mais il serait dangereux de les rendre obligatoires et systématiques, ou de les cristalliser dans un type spécifique de fonctionnement en les réduisant à une simple utilité administrative. Cela priverait ces coopératives de leur capacité à toujours innover pour faire face aux nouveaux défis qui nous attendent.